Sous un ciel noir et lourd, un brutal coup de vent, tout juste annoncé par la météo, agresse la côte normande le 18 juin 2022 en début de soirée. Sa violence, force 7 de secteur nord-est, lève des vagues bouillonnantes avec des creux de 3 mètres et plus (lire plus bas).
À bord de l’Apollonia, voilier de 9 m construit solide et battant pavillon français, un couple de Mexicains basés à Paris serre les dents. « Ça passera », pensent-ils. Non, ça s’aggrave. Quand explose le génois, la compagne du skipper se réfugie dans le carré, cœur au bord des lèvres. Lui reste sur le pont balayé par la mer furieuse. Son bateau, il le connaît mal. Il lui appartient depuis tout juste un mois. Bientôt, le moteur lâche, puis la barre. Le voilà en dérive, à la merci des éléments.
Pourtant, le havre du port, signalé par le phare de Fécamp (Seine-Maritime), est à portée de vue au-delà d’une mer blanche. À bâbord, la haute falaise du cap Fagnet, dominée par un sémaphore voulu par Napoléon, menace l’Apollonia. Funeste appellation pour un bateau. Dans les années 1980, un voilier homonyme, en route des Canaries vers la Barbade, a été le cadre d’une sanglante affaire à huis clos : deux morts par balle et un blessé1. Même décennie et un autre Apollonia, bâtiment de commerce de 78 m, coule dans une tempête en baie d’Alger. Un nom décidément lourd à porter.
Un skipper tétanisé
Au cap Gris-Nez, l’officier de quart capte l’appel au secours du skipper affolé. Il engage le canot tous temps (CTT) SNS 089 Cap Fagnet de la station SNSM de Fécamp. En huit minutes, celui-ci rejoint l’Apollonia dans le nord-est de la sortie du port. Il est 01 h 02. Plusieurs fois, les sauveteurs lancent une touline2 frappée au filin de remorque. Le skipper n’aurait qu’à la retenir, la tirer, puis tourner le câble sur son avant. Hébété, dépassé, il n’en fait rien. Il laisse passer ses chances de survie. Et celles de sa compagne. « J’ai vite proposé au patron de passer sur le voilier », raconte Louis Vasseur, l’un des sept sauveteurs bénévoles à bord du CTT. Une option dangereuse que repousse pour l’instant le patron, Rémy Legros. Sur ces creux chaotiques, les ponts glissants des deux embarcations sont rarement au même niveau. De plus, les deux coques peuvent soudain s’écarter.
« Après d’autres tentatives futiles, les deux bateaux maintenant bord à bord, j’ai échangé un regard avec Rémy, poursuit Louis. C’était oui. » Une prise de risque consentie avec un très gros cœur. À 21 ans, en grande forme physique, Louis, qui a rejoint la SNSM à 16 ans, se reçoit sur le voilier. Passé sur l’avant, il attrape la touline qu’on lui lance, la saisit sur l’unique taquet d’amarrage, se recule à l’arrière. C’est bon. Mais le taquet de ce voilier vieux de quarante ans cède sous l’effort. Tout est à recommencer. Seul, sur l’avant qui danse furieusement, piquant soudain vers le ciel ou dans un creux bouillonnant, Louis a une main pour lui, l’autre pour le bateau. Rien de trop. Juste assez pour, à la lumière des éclairs et sous un grain, attraper la énième touline, l’embarquer, saisir l’écoute du génois qui traîne à l’eau, réaliser un nœud de chaise, arrimer le tout en pied de mât.
Comme par malice, la chaîne de mouillage choisit justement de s’échapper. Elle pourrait vite crocher, ajouter encore une complication. Louis la laisse filer au fond en veillant à ses pieds et ses doigts, et coupe. Enfin, le SNS 089 peut entreprendre le remorquage. Il est grand temps : la dérive porte vers la falaise et ses écueils. Ils menacent. Et attendent une proie promise.
Difficile remorquage dans ces conditions de mer. Moins risqué toutefois que le transbordement d’un équipage tétanisé par la tempête. Las, la seconde remorque cède, fouette l’air et les vagues et vient engager l’une des deux hélices du SNS 089. C’est le suraccident, toujours redouté. Sur un seul moteur alors qu’approchent les dangers de la côte, le risque d’un naufrage est palpable. Les six canotiers sont dans une situation périlleuse. Sur la mer déchaînée, la mission des sauveteurs est compromise. Et l’Apollonia condamné ?
Je n’avais encore jamais mené un sauvetage de nuit, par un tel vent, avec une falaise proche, presque à toucher.
Informé par le patron du CTT, le CROSS Gris-Nez engage un second CTT, le SNS 080 Notre Dame de Bonsecours3 de la station de Dieppe, la plus proche, et l’hélicoptère Dauphin Guépard Whisky basé au Touquet, à 140 kilomètres. À 03 h 41, l’aéronef est sur zone. « Je n’avais encore jamais mené un sauvetage de nuit, par un tel vent, avec une falaise proche, presque à toucher », souligne le commandant du Dauphin. Le voilier est privé d’électricité, sans feu ni radio. Le SNS 089, resté en chien de garde, allume ses gyrophares et braque son projecteur sur celui-ci.
Louis comprend à cet instant que le salut viendra du ciel. Il organise donc sa part de l’opération de treuillage. Il le sait : les folles embardées du mât et son haubanage interdisent au plongeur du Dauphin une dépose sur le pont de l’Apollonia. Pour que l’hélicoptère les sauve, il faudra passer à l’eau. Gestes précis et en séquence, Louis agit comme lorsqu’il monte un tableau électrique sur les chantiers bien stables et abrités où il travaille. Le jeune sauveteur vérifie que les gilets de sauvetage des deux plaisanciers mexicains sont bien capelés et, par précaution, déclenche manuellement leur gonflage. Il en complète le signalement avec des crayons lumineux qu’il actionne. Il explique la manœuvre et rassure.
L’hélicoptère se glisse en dessous du plateau de la falaise et se présente en stationnaire à une quinzaine de mètres au-dessus de l’eau, à l’arrière du voilier en détresse. Désormais, au treuilliste de guider le pilote pour affiner la position, descendre le plongeur et retenir le câble en sortie de treuil pour réduire le ballant. Quand Louis ordonne à la plaisancière de sauter à l’eau, elle n’hésite pas et tombe quasiment dans les bras du plongeur. Ascension vers l’hélicoptère. Première vie sauvée. Au tour du skipper. L’hypothermie le gagne, il est figé, tétanisé. Déjà grondent les vagues martelant la mince plage et sapant la falaise. Louis sait qu’il n’est plus temps de tergiverser. Au retour du plongeur, il pousse l’homme à l’eau. Second treuillage. Seconde vie sauvée. « Mission accomplie », se dit Louis.
Dopé par l’adrénaline de l’action, il ne pense même pas à sa propre survie. Toujours plus abrupts, les rouleaux précipitent l’Apollonia sur les écueils frangés d’écume. Le voilier talonne. « Quand s’est présenté le plongeur, une vague plus forte a soulevé l’arrière du bateau et j’ai sauté », témoigne Louis. Juste à temps. Troisième treuillage, troisième vie sauvée. En onze minutes chrono. Des minutes décisives dans ce sauvetage difficile. Alors que Guépard Whisky reprend de l’altitude et met le cap sur l’hôpital Jacques Monod du Havre, l’Apollonia, couché sur le flanc, rague déjà sur les rocs acérés. Pour Louis, il s’en est fallu d’une minute. Après quatre heures d’une âpre bataille, le SNS 089 éclopé peut regagner son mouillage. « La remise en état de son arbre d’hélice l’a immobilisé plus d’un mois », précise Rénald Goupil, président de la station.
Une dizaine de jours plus tard, le vice-amiral d’escadre Philippe Dutrieux, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord, se rend à Fécamp pour remettre aux sauveteurs bénévoles un rare et précieux témoignage de satisfaction. En dix-neuf lignes et avec des mots pesés, le document rappelle le sauvetage des plaisanciers de l’Apollonia, met en avant le sang-froid de Louis et salue nommément les six autres canotiers du SNS 089. Et de conclure : ils ont « fait honneur aux gens de mer ». Une tradition pour cette station établie en 1865. Et bien d’autres.
Nos sauveteurs sont formés et entraînés pour effectuer ce type de sauvetage. Grâce à votre soutien, vous les aidez à être présents la prochaine fois !
1 Pour en savoir plus, consultez Angoisse à bord – L’affaire Apollonia, longue enquête du journaliste allemand Klaus Hympendhal, aux éditions Glénat (2002). 333 pages.
2 Cordage fin à l’extrémité duquel est fixé un nœud en forme de boule.
3 Il appareillera mais n’aura pas à intervenir, le canot de Fécamp réussissant à surmonter son handicap technique.
Équipage engagé
Canot tous temps SNS 089 Cap Fagnet
Patron : Rémy Legros
Équipiers : Frédéric Ancia, Jean-Marc Anest, Serge Capron, Pascal Girot, Jean-Luc Tanay et Louis Vasseur
Article rédigé par Patrick Moreau, diffusé dans le magazine Sauvetage n°161 (3ème trimestre 2022)